jeudi 5 mars 2009

Argumentaire - Nouadhibou : fortunes et infortunes de la "capitale économique" mauritanienne

C’est sur proposition du naturaliste Abel Gruvel que la ville de Port-Etienne est fondée en 1906 dans la presqu’île désertique de Nouadhibou par le Gouverneur de l’Afrique occidentale française. Destinée à être un centre de pêche, la ville qui réunit aujourd’hui plus de 100.000 habitants, aura connu un développement exceptionnel. Orientée initialement sur la pêche et le commerce, l’insécurité bridera son développement jusqu’aux années 30. Par la suite le quasi monopole de la Société industrielle de la grande pêche (SIGP) assurera sa viabilité en en limitant à son profit la croissance. Il faudra attendre l’approche de l’indépendance mauritanienne (1960) pour que la ville, en accueillant les infrastructures nécessaires à l’exportation de minerai de fer, connaisse une époque florissante. Mais la population urbaine explose à la suite de la grande sécheresse qui débute à la fin des années 60 et l’activité économique ne peut absorber autant de main-d’oeuvre. En 1975, le conflit né de la décolonisation du Sahara espagnol et de l’échec de l’entente maghrébine inaugurée au sommet tripartite de Nouadhibou (14 septembre 1970), fait renouer la région avec l’insécurité et plonge la ville dans le marasme. Malgré un nouvel essor du secteur des pêches durant les années 80, Nouadhibou peine à retrouver son aura de « capitale économique ». Le désenclavement récent dû à la réalisation de la route Tanger-Dakar offre l’espoir d’une nouvelle prospérité.
La ville s’est installée dans un milieu humain marqué par le nomadisme. Une culture urbaine nouvelle s’y est inventée faite d’apports extérieurs et d’usages sociaux locaux. L’ancienneté relative de la ville et son isolement ont favorisé l’émergence d’une culture propre, distincte des autres centres urbains mauritaniens. Construite tout en longueur, s’allongeant encore par l’adjonction de quartiers spontanés favorisés par la sécheresse persistante, Nouadhibou poursuit son inexorable croissance.

C’est un portrait en fragments de l’urbain dans son évolution et sa complexité, tel qu’inventé originalement par les habitants de Nouadhibou que nous nous proposons de dresser.

Dans cette optique, nous indiquons aux chercheurs plusieurs axes de réflexion, tout en restant ouverts à la proposition d’autres problématiques.


1. Aspects socio-économiques de l’essor de Nouadhibou

En premier lieu on s’attachera à décrire le contexte socio-économique propre à la ville. Nous mettrons l’accent sur les phases de développement de la ville en lien avec l’orientation économique principale : pêche et commerce durant la période coloniale, exportation du minerai de fer à l’indépendance, et nouveau développement du secteur de la pêche dans les années 80. On relèvera le rôle constant du commerce dans les activités urbaines, et on s’interrogera sur les nouvelles perspectives qu’offre l’ouverture de la route Tanger-Dakar.

Concernant les pêches, on s’attardera sur plusieurs aspects. On relèvera le rôle de la publicité des études scientifiques de Gruvel dans la création de Port-Etienne et l’essor de la pêche, le mode d’interaction entre pêcheurs canariens et populations locales, l’importance de la SIGP dans le développement urbain, la perception du rôle de la SIGP dans ses relations avec les pêcheurs mauritaniens, l’intégration internationale de l’industrie de la langouste royale, de la poutargue ou du séché-salé africain. On s’attardera ensuite sur l’essor parallèle des pêches artisanale et industrielle à l’indépendance, sur les enjeux économiques et sociaux de la mauritanisation de la pêche industrielle et sur la déconvenue des conserveries. Enfin on traitera de la réorganisation de la pêche suite aux événements de 1989, des licences de pêche et de la multiplication des acteurs, des objectifs officiels de l’arrêt biologique et des perceptions locales, de l’entrepreneuriat, du salariat et de la sous-traitance face aux crises de la pêche, des conséquences de l’ouverture du port artisanal et du rôle de la main-d’œuvre étrangère.

Le second souffle de Nouadhibou est indéniablement lié à l’exploitation du fer de Zouérate et à sa nouvelle fonction de port minéralier. L’apparition d’un secteur industriel sur un modèle occidental et l’appel de main-d’œuvre bouleversera le paysage urbain. On se penchera sur le rôle de la MIFERMA dans le projet d’indépendance mauritanien et l’essor urbain de la capitale économique dans le contexte de mono-industrie mauritanienne. On s’intéressera à l’émergence du salariat et du syndicalisme comme hiérarchies concurrentes au modèle local et au brassage relatif des populations mauritaniennes, ouest-africaines et européennes. Dans le même ordre d’idée, on relèvera la mauritanisation des cadres, la nationalisation symbolique de la SNIM (et le changement de nom de Port-Etienne pour Nouadhibou), la sous-traitance et l’accommodement au fonctionnement social local (réseaux tribaux, contrats tacites, personnalisation des relations de travail,…), en parallèle à l’intégration des normes internationales de production (des cercles de qualité aux normes ISO). Enfin on traitera de la chute du modèle social d’entreprise et de la filialisation, ainsi que des tentatives de diversification (ATTM, SOMASERT, gypse, marbre…).

Le commerce est une donnée permanente de l’activité à Nouadhibou. Il a connu de multiples transformations liées aux acteurs et aux axes de commerce. Après s’être intéressé aux maisons de commerce de Port-Etienne, à la route de commerce pour l’Adrar, aux clients captifs de la SIGP des premiers temps, on se penchera sur le commerce informel, en particulier sur les franchises douanières et la contrebande avec le poste espagnol de La Agüera. On étudiera le rôle des économats MIFERMA et SNIM, le train comme artère de commerce et les trafics avec Dakhla ou Tindouf. On étendra la réflexion aux réorientations des liaisons maritimes (de Dakar et Bordeaux à Las Palmas) et aériennes (Aéropostale, Air France, Air Mauritanie, Aeroflot, Royal Air Maroc, Mauritania Airways et fret aérien), au rôle des grands commerçants et du voyage de Las Palmas, et bien sûr aux partenaires commerciaux (Espagnols, Français, Sub-sahariens, Maghrébins, Russes, Chinois,…). On insistera sur la prédominance de l’informel dans le secteur tertiaire. On mettra l’accent sur la révolution actuelle des transports, conséquence des nouvelles infrastructures routières et de l’émergence de nouveaux réseaux commerciaux.


2. Spatialisation des distinctions sociales et unité urbaine

Ces secteurs de création d’emploi, auxquels nous ajouterons ceux de l’administration, ont modelé la constitution de la ville, en parallèle à des facteurs plus généraux : la sécheresse qui désertifie les zones pastorales et agricoles et l’attraction des pôles urbains permettant l’accès à l’éducation et l’espoir de réussites sociales, en particulier économiques et politiques. Les identités des quartiers sont fortes, mais la circulation entre ceux-ci intense.

On décrira les quartiers spontanés autour du noyau colonial et leur urbanisation progressive, les infrastructures des années 60 et l’explosion de la démographie urbaine suite à la sécheresse. On relèvera les contraintes présidant à son développement (absence d’eau, salinité du sol, frontière, conflit du Sahara,…). On fera le point sur les infrastructures actuelles publiques (ports, écoles, marchés, routes asphaltées, réseaux d’eau courante et d’électricité, hôpital, hôtel de ville…) et privées (réseau internet, cybercafés, hôtels, auberges, restaurants,…), leur répartition spatiale et leurs usages. L’apparition concomitante de la sédentarité et de la citadinité pour des populations essentiellement nomades retiendra notre attention. Ce sera l’occasion de décrire un mode d’habitat original, depuis l’architecture, l’aménagement intérieur (cuisine, salons,..), jusqu’au mobilier domestique. On insistera sur la croissance urbaine et le développement différencié des nouveaux quartiers (création de Cansado, déplacement de Numerowat, gazra de Bagdad, reconstruction de Socogim,…).

L’orientation économique des quartiers (Cansado, Ghayran, Tcherka, Cabanons, Buntiyya,…) et la distinction sociale de la résidence (de Vum el-Baz à Dubaï) dessinent un panorama social à travers l’espace urbain. En parallèle les formes d’habitat (« palais », accession à la propriété Socogim, logements de fonction, locations, sous-locations, baraques) sont un marqueur social de première importance. On relèvera les autres signes extérieurs de richesse traditionnels (vêtements, mariage,…) ou récents (4x4, paraboles, téléphones portables, connexions internet…), comme révélateurs de réussites individuelles et leur perceptions locales. Nous insisterons cependant sur les passerelles existant entre couches sociales, d’une part suivant les appartenances collectives (tribus, ethnies, régions) vecteurs d’entraide (repas, douche, emploi) et de contrôle politique, et d’autre part au sein de la communauté nationale et au-delà (cosmopolitisme, « melting-pot » mauritanien, relations de travail, scolarité).

On s’intéressera aux circulations à l’intérieur de la ville, en particulier aux axes et modes de déplacement entre résidence, pôles d’activités (administrations, point central, zone portuaire, Tcherka,…) et lieux de commerce (Ghayran, Numerowat, marchés Tchep-tchep,…), en notant la multiplication des taxis depuis la pose de nombreux goudrons. On étudiera les lieux de rassemblement public (mosquées communautaires, églises, khayma de campagnes électorales, clubs, centres sportifs ou culturels…) et les réinterprétations urbaines des usages sociaux (flirts, fêtes de mariage, condoléances, nomadisme de résidence pour les hommes célibataires, la voiture comme salon nomade masculin, opposée à la boutique comme salon sédentaire féminin…) liés à la mobilité, à l’essor du téléphone portable et au relatif anonymat urbain.


3. Construction réelle et symbolique de l’identité urbaine

Avec la diversité du peuplement urbain et sa constitution exogène, s’est développée l’idée d’une ville étrangère à la culture mauritanienne. Nouakchott s’est construite en opposition comme symbole de l’indépendance mauritanienne et sa croissance a relativement amoindri l’importance de Nouadhibou. L’enclavement de la ville a longtemps bridé son développement en limitant les échanges avec le reste du pays comme au-delà de la frontière toute proche. La sortie de cette situation redistribue les cartes.

On retracera l’histoire du peuplement urbain depuis l’origine : le rôle des tribus locales face à l’administration coloniale, le poids des populations ouest-africaines dans le peuplement, l’attraction du centre urbain sur l’ensemble de la Mauritanie, le rôle économique et social des canariens, l’importance du contre modèle français, avant et après l’indépendance, dans la constitution de l’identité urbaine. On relèvera la diversité des communautés présentes en ville, même éphémères (comme celle de la Royal Air Force), pour souligner l’importance du cosmopolitisme dans l’identité urbaine. Les tensions inter-communautaires, avant et après les événements de 1989 retiendront notre attention. On s’interrogera sur l’intégration actuelle des migrants subsahariens dans le paysage urbain, l’apparition de l’idée d’illégalité de la migration en lien avec les accords européens et l’ouverture du centre de rétention.

On développera l’historique de la rivalité avec Nouakchott : l’essor de l’idée de « capitale économique », sa réalité dans les premières décennies de l’indépendance, et l’émergence administrative, politique et économique de Nouakchott et son pouvoir d’attraction concurrent. On relèvera le déplacement de l’aéroport international mauritanien de Nouadhibou à Nouakchott et la création des ports de Nouakchott. On s’intéressera à la longue léthargie du développement des infrastructures (1986-1997) en parallèle au statut de « frondeuse » attribué à Nouadhibou sous la présidence ould Taya. On s’interrogera sur l’attrait relatif des deux villes en matière d’emploi. Enfin, on se penchera sur la perception de Nouadhibou et des Ahl Sahel dans l’ensemble mauritanien en lien avec le conflit du Sahara et la présidence ould Haidallah. On notera les particularités alimentaires des habitants (poisson, goffio, nche,…).

Longtemps perdue au bout de sa presqu’île, la ville de Nouadhibou voit aujourd’hui les horizons s’ouvrir. La guerre contre le Polisario, puis la fermeture de la frontière terrestre et la dissémination des mines lui a longtemps interdit le rôle de pôle majeur de commerce et d’échange. On mettra en avant le nouveau désenclavement de la ville avec l’ouverture de la frontière avec le Maroc et la pose du goudron. On s’intéressera aux flux (marchandises, commerçants, migrants, touristes) et aux nouvelles opportunités liées. On soulignera l’apparition d’un réel arrière-pays (Boulanouar, Tasiast,…) grâce à la route et on étudiera les nouvelles relations avec Nouakchott et les régions mauritaniennes. On s’interrogera sur l’influence de la découverte de l’intérieur et des échanges sur la ville et sa représentation.

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